lundi 31 mars 2014

Homdrë (1)

Il y a très longtemps, Homdrë était une cité prestigieuse qui rivalisait d'orgueil avec la capitale du royaume d'Opulence, Voldrë, au point que ces deux villes furent pendant un temps surnommées Les Deux Capitales.
Mais bien plus longtemps encore avant, Homdrë n'était rien tandis que Voldrë était la seule ville d'importance du sud du continent. Homdrë n'avait pas de nom, pas d'existence. Seul, dans la forêt profonde, terre de superstitions, un homme vivait en reclus dans une cabane en bois mal assemblée d'où ne perçait qu'une fenêtre à peine plus grande qu'une meurtrière et une petite porte par laquelle il entrait, penché et de biais. Cet homme s'appelait Brurmikk...
Son histoire était celle d'une légende qui se transmettait de génération en génération dans les villages du sud ouest d'Opulence qui n'était pas encore alors un royaume uni. Brurmikk était décrit invariablement comme un être de grande corpulence dont le visage était noyé par la barbe et la chevelure hirsutes et d'où ne ressortaient que ses yeux sombres au milieu desquels brillait de la haine farouche. On disait qu'il avait fui la compagnie des Hommes après qu'il se fut rendu coupable d'un crime dont la description était laissée à la libre imagination des conteurs et conteuses. Brurmikk s'était enfoncé profondément dans la forêt de sorte que personne ne risquait jamais de le croiser. Il avait fini par arrêter sa course au pied d'une cascade qui se déversait dans un petit lac abrité par les arbres centenaires. On prétendait que la rivière qui s'en écoulait était celle qui traversait tous les villages du pays et qu'il lui suffisait simplement de suivre son cours pour venir la nuit tombée dévorer les enfants dans leur sommeil mais que si l'on écoutait attentivement, ses pas résonnant lourdement précédaient sa venue et donnaient le temps à tout un chacun de se réfugier dans le château du seigneur.
Au flanc de la falaise d'où chutait la cascade, Brurmikk avait bâti sa demeure à la va-vite. L'obscurité y régnait et lorsqu'il y attisait un feu, la fumée sortait de la cabane par les interstices et si l'on contemplait ce spectacle, on pouvait croire à un diable au repos. On ne savait au juste ce que Brurmikk faisait de ses journées, on présumait qu'il chassait de ses mains nues pour se nourrir et que le temps restant, il ruminait sa haine d'heure en heure grandissante.
Un jour, alors que tout le monde s'était félicité de son absence et avait oublié son existence, il décida de revenir au village qui l'avait chassé. Avant de sortir des arbres et de sa cachette, il observa longtemps l'activité qui y régnait. Le seigneur sur son cheval se promenait tranquillement parmi ses sujets qui travaillaient sous le soleil brûlant d'été. Brurmikk cristallisa sa haine envers cet homme richement vêtu et s'élança brusquement dans un fracas de branches cédant sous sa poussée. La panique gagna le village, les uns coururent se réfugier tandis que les autres se saisirent de leurs outils comme des armes pour affronter l'intrus. Brurmikk ignora la menace et se concentra uniquement sur le seigneur qu'il désirait tuer. Ses bras lourds comme des gourdins écartaient le danger avec une aisance impitoyable et l'issue de la bataille ne faisait aucun doute. Pourtant, un élément desservit l'ermite. Reclus depuis des années dans l'obscurité de la forêt, il fut aveuglé par la clarté du jour. Plus il avançait, plus la douleur était grande faisant pleurer ses yeux des larmes de sang et moins il était capable de voir. Presque arrivé à la hauteur du seigneur, il ne fut plus en mesure de le repérer. Ses bras se tendirent en avant et, comprenant son échec, il se saisit au hasard de la première personne que ses mains rencontrèrent. Il s'agissait de la fille même du seigneur qu'elle avait décidé d'accompagner. Les conteurs se plaisaient à la décrire comme la plus belle femme qui ait vécue au royaume d'Opulence et à dire qu'il n'y eut plus jamais eu d'aussi belle depuis. Brurmikk la saisit à la taille et la soulevant contre son flanc, il regagna la forêt le corps criblé de coups et de projectiles.
Il ne recouvrit jamais complètement la vue mais suffisamment pour semer ses poursuivants qui ne s'étaient jamais aventurés dans la forêt jusqu'à ce jour. Le seigneur, fou de rage et de tristesse, envoya ses dix meilleurs hommes parmi ses soldats à la recherche de sa fille et leur ordonna de ne revenir qu'avec elle sous peine d'être décapité de sa propre main. Hélas, chaque année, à la même date, il envoyait ses dix meilleurs hommes sans que jamais un seul ne revint. On en envoyait encore qu'il était mort depuis belle lurette. Cette aventure devint au fil du temps un rite d'initiation pour tous les jeunes gens en âge de devenir des hommes. La plupart s'engageait en espérant débusquer un fabuleux trésor ou terrasser un monstre légendaire. Or, bien souvent, ils ne revenaient qu'avec des prises de chasse ordinaire, telles des cerfs ou des sangliers.